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Malades de drépanocytose et proscrits : le témoignage du Pr Gil Tchernia
« Le jour où un malade de drépanocytose mourra dans un centre de rétention, viendra le temps des interrogations, de la prise de conscience et de l’effroi », a souligné lors de la conférence de presse de l’Observatoire du Droit à la Santé des Etrangers, le professeur Gil Tchernia. Professeur émérite d’hématologie (Paris XI) , ancien chef de service d’hématologie à l’hôpital de Bicêtre et, coordinateur du centre d’information et de dépistage de la drépanocytose, il connaît bien la situation de ces malades. Nous publions ci-dessous son témoignage.
« Mohamed Toure [1] , drépanocytaire, vit en France depuis 2001, avec un titre de séjour régulièrement renouvelé jusqu’en 2008. Il a un CDI depuis quatre ans et a pu se loger correctement avec sa famille. Son fils, également drépanocytaire, est suivi dans un centre parisien. Faute de renouvellement du titre de séjour, l’emploi est perdu, le paiement du loyer devient problématique, et le moindre contrôle d’identité peut aboutir à un internement administratif. Son patron est pourtant prêt à le réemployer s’il en retrouve le droit.
Modibo Diagne, arrivé en France en 1999, a un CDI depuis 2006. Il vit dans un immeuble insalubre avec sa femme et ses trois enfants, dont une fille drépanocytaire, mais devait obtenir cette année, après une longue attente, un logement social. Le non-renouvellement du titre de séjour le prive de son salaire et de son espoir d’un logement décent.
M. et Mme Ba vivent et travaillent en France depuis plusieurs années. Leurs deux jumelles drépanocytaires, nées il y a deux ans, ont été prises en charge par un service spécialisé depuis leur naissance. Ils sont priés de quitter le territoire.
Catherine Bodassa a pu, malgré sa maladie et des interventions chirurgicales lourdes, poursuivre ses études en France pendant quatre ans. Titulaire d’une maîtrise de droit, elle a un CDI depuis un an. Le non-renouvellement de son titre de séjour la prive de son travail et risque de la couper de l’équipe médicale qui la suit. Dans son pays, rien n’est réellement organisé pour une prise en charge.
Tous ont dû changer d’adresse, vivent une vie de proscrit, redoutent au petit matin le bruit des pas dans l’escalier, évitent les transports en commun, en raison des fréquents contrôles d’identité.
La drépanocytose est en France la maladie génétique de loin la plus fréquente avec plus de 300 naissances par an d’enfants malades, la plupart en Île-de-France. Mais elle touche aussi une population notable d’enfants et d’adultes nés ailleurs, venus vivre ou tenter de vivre en France. Certains sont originaires d’Afrique sub-saharienne, d’Haïti, du Maghreb… Nombre d’entre eux se sont intégrés à la société française, ont obtenu des contrats de travail, fondé des familles malgré les obstacles quotidiens et la maladie. Leur courage face aux difficultés de la vie, à la fatigue, à la douleur mérite notre admiration.
En les épaulant pas à pas, les médecins de proximité ou des hôpitaux, ceux du Centre de référence parisien pour la prise en charge de la maladie, les travailleurs sociaux, les soignants, les associations de malades ou communautaires, les enseignants, ont œuvré pour préserver et reconstruire des vies.
Ces malades étrangers qui bénéficient de la Sécurité sociale, de l’Aide médicale aux étrangers ou de la Couverture médicale universelle, ont vu en des temps plus cléments leur titre de séjour renouvelé tous les ans pour raisons de santé. Il s’agissait alors d’une simple formalité : le médecin, en son âme et conscience, alertait le médecin inspecteur de la Santé publique sur la gravité de la maladie, le risque d’un retour au pays d’origine, et le préfet signifiait son accord, sans avoir à connaître le diagnostic. Le secret professionnel était respecté et les malades bénéficiaient d’une prise en charge adaptée aux plus récents acquis de la spécialité.
Cet effort de tous est aujourd’hui jeté à bas
Au motif que des médecins peuvent prendre en charge ces malades dans certains des pays d’origine, les avis des médecins qui les suivent en France ne sont plus pris en compte et la décision, souvent arbitraire, repose désormais sur des données administratives plus que médicales. Dès lors que les titres de séjour ne sont plus accordés, la procédure d’expulsion peut être lancée. Les patients perdent immédiatement leur travail puisqu’un employeur ne peut faire travailler un sans-papier. À l’angoisse de la maladie s’ajoute celle de la perte des moyens de subsistance, et la peur des contrôles d’identité qui fait redouter l’accès aux hôpitaux. Or, il faut le savoir, l’angoisse est l’un des facteurs majeurs déclenchant des complications de cette maladie.
Ces malades devenus clandestins ne partiront pas, sauf contraints, et avec les risques considérables, vitaux, d’un internement administratif. Ils ne veulent pas quitter les équipes médicales qui les connaissent et savent l’impossibilité d’assumer le coût des soins, dès lors qu’ils ne bénéficieront plus du système de santé de notre pays pour lequel, ne l’oublions pas, ils ont aussi cotisé.
D’éminents spécialistes sont certes présents dans beaucoup des pays d’origine, mais leur nombre reste très insuffisant par rapport à celui des malades. Des réseaux de soins avant tout centrés sur les capitales et les CHU sont peu à peu mis en place, mais l’accès en est limité par les distances à parcourir, et par le coût des médicaments, des transfusions et des vaccins, le plus souvent entièrement à la charge des familles.
L’aide internationale se développe cependant, soutenue par des programmes internationaux ou des Fondations. Ainsi peut-on espérer que, dans les décennies à venir, les raisons des transferts sanitaires ne concerneront plus que des malades très graves et des gestes techniques très spécialisés et ponctuels.
Bousculer aveuglément les étapes revient à mettre en danger des malades aujourd’hui pris en charge
Pourquoi réduire à néant ce qui a été si difficilement construit à travers l’accueil individualisé des enfants dans les écoles, les moyens supplémentaires octroyés aux hôpitaux dans le cadre du plan Maladies rares, la formation des patients, des soignants, des étudiants en médecine ?
Pourquoi rompre brutalement une chaîne de compétence et d’espoir ? Le renvoi dans leurs pays de malades graves ne changera pas le visage de l’immigration en France. Tout juste confortera-t-il dans sa xénophobie et son ignorance une fraction de l’électorat que l’on cherche ainsi honteusement à flatter, aux dépens d’un contrat de solidarité humaine que nous devons honorer.